Jean Chaffanjon

Aux sources de l’Orénoque

De l’aventure vécue aux romans de Jules Verne

En 1890, un ouvrage tombe entre les mains de Jules Verne, qui le dévore et s’enthousiasme au point de vouloir s’en inspirer pour l’un de ses futurs romans. Ce récit de voyage, rédigé par Jean Chaffanjon, s’intitule  l’Orénoque et le Caura, Voyage aux sources de l’Orénoque. Il raconte le parcours accompli par cet aventurier sur le fleuve vénézuélien de l’Orénoque, entre 1885 et 1887. Pour sa série des Voyages extraordinaires, Jules Verne conduit ses héros sur les traces de cet illustre explorateur. Dans le Superbe Orénoque (1898). Le héros du roman, Jean de Kermor remonte ainsi le cours du fleuve, tenant à la main le livre de l’explorateur dans lequel il voit « un guide sûr » car « d’une extrême précision ».

Vivre sa vie comme un roman, sans le faire exprès, c’est un peu l’histoire de Chaffajon. C’est aussi s’inscrire dans la grande  tradition française des aventuriers audacieux, avides de combler «les taches blanches» des cartes imprécises et de faire rejaillir la gloire obtenue sur leur pays.

C’est cette tradition et cette continuité que Ferdinand de Lesseps,  président de la Société de géographie, célèbre lorsqu’il accueille Chaffanjon, le 18 novembre 1887, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Il commence son discours d’ouverture en évoquant un passé proche, emprunt de nostalgie : «Á la place même d’où je vous parle, l’héroïque docteur Crevaux vous a présenté la relation de ses navigations sur le grand tributaire de l’Amazonie». Puis évoque l’actualité des expéditions amazoniennes : «En ce moment, M. Thouar poursuit vaillamment, à travers le Chaco, ses explorations, qui donneront de la fermeté aux traits encore flottants de la carte du pays, et M. Coudreau est occupé à l’étude de la chaîne des Tumuc-Humac dans le sud de la Guyane (…)».

Découvrir les sources de l’Orénoque

Devenu  instituteur, il bénéficie de l’aide exceptionnelle de son grand- oncle, le savant Claude Bernard, qui le fait entrer au Muséum de Lyon en 1878. Nommé professeur d’histoire naturelle à la Martinique, il a la douleur d’y perdre, à l’âge de trente ans, sa femme et son fils, tous deux victimes de la fièvre jaune. Pour oublier son chagrin, il quitte tout et obtient une mission d’étude géographique et ethnographique du bassin de  l’Orénoque. Le président vénézuélien, le général Crespo, soutient son initiative et lui prodigue conseils et avertissements : «Non seulement la navigation de l’Orénoque est difficile et dangereuse, mais ce fleuve fourmille de caïmans, avec lesquels il vous faudra compter ; Il y a encore les flèches empoisonnées des sauvages et des fauves non moins redoutables. Il vous faut encore trouver un bateau assez grand pour transporter hommes, bagages et collections».

«Aller aux sources de l’Orénoque, les gens du pays en parlaient comme d’une folie ou d’une témérité : c’était s’exposer à ne jamais revenir, à être mangé ou brûlé, à finir encore plus tragiquement si possible».
C’est par ces mots que débute le deuxième récit de Chaffanjon, Voyage aux sources de l’Orénoque. La région, en effet reste très dangereuse, les Indiens racontent mille légendes sur les esprits qui hantent la forêt. Il est très difficile des trouver, parmi les Indiens, des guides et des porteurs. Le risque, ce sont également les nombreuses embuscades dans lesquelles la troupe va tomber. Plus d’une fois les flèches vont siffler, l’une d’elle se plantera dans son casque.

Accompagné par le dessinateur Morisot, et toujours assisté dans ses démarches par le gouvernement vénézuélien, Chaffanjon quitte Ciudad Bolivar le 10 juin 1886. Il est officiellement chargé de trouver les sources de l’Orénoque que Humboldt et ses successeurs ont vainement cherchées. Grâce à la boussole et à plus d’une centaine d’observations astronomiques effectuées quotidiennement, il peut enfin parfaire et compléter les cartes existantes.

Remonter le fleuve

C’est en saison sèche (ce qui signifie qu’il ne pleut pas tous les jours…) que l’expédition commence. Pourtant les conditions météorologiques deviennent vite difficiles. Les vents violents ne font qu’accroître la rapidité du courant. Comme toujours de nombreux obstacles ralentissent l’avancée de l’expédition : arbres tombés dans le fleuve, chutes (ces ruptures du lit du fleuve avec d’impressionnantes cascades sont appelées « sauts » en Guyane), crues soudaines ou trop basses eaux…
Les indiens ont depuis des décennies expérimenté des techniques de navigation adaptées à la conduite de la pirogue. Il faut savoir se servir d’outils tels que la palanque et l’espilla. Grande perche fourchue, la première sert à pousser le bateau et s’accompagne du garapato , un long bambou armé d’un crochet qui s’accroche aux branches des rives. Le second est un long câble léger fabriqué à partir des barbes d’un palmier. Il permet de haler l’embarcation à partir de la rive.

Passer les chutes

Il faut passer deux terribles chutes, celles d’Atures et de Maypure. L’expédition mettra plusieurs jours à les passer, car il est impossible des les franchir en pirogue. Il faut alors débarquer les bagages, remonter le fleuve sur la berge, et par le même moyen traîner les bateaux à travers la forêt, les marécages sur plus de 500m. Chaffanjon doit sans cesse soutenir le moral de l’expédition et, pour encourager les Indiens, offrir des cadeaux et des primes supplémentaires.

Mater une mutinerie

Le 2 novembre, la mission Chaffanjon quitte le port de San Fernando de Atabapo. Personne ne croit au retour de l’expédition tant les risques sont grands : des populations hostiles vivent sur les rives du fleuve et la navigation s’annonce difficile et pleine d’embuches.

Au bout de quelques jours des marins ont déjà déserté. Il est très difficile de trouver un autre équipage. La navigation devient difficile en période de basses eaux et l’Orénoque devient de plus en plus étroit. Une trentaine de mètres entre les deux rives, autant dire que l’expédition est à portée d’éventuels tirs de flèches lancées par des Indiens depuis la rive. Chaffanjon note dans son journal : «J’irai ; Les Indiens ne me tueront pas, et si les Naquiritare (Indiens qui l’accompagnent]) ne veulent pas être du voyage, eh bien, j’irai seul». Parvenus au confluent de l’Orénoque et du Macava la révolte éclate, les marins commencent à rebrousser chemin. Sous la contrainte de leurs armes les Français finissent par venir à bout de la mutinerie. La remontée du fleuve se poursuit dans une atmosphère lourde. Tous scrutent les rives toutes proches dans la crainte d’une attaque des redoutables Indiens Yanomani. La mission se poursuit néanmoins, on passe des rapides, on utilise la pirogue lorsque le bateau ne passe plus, on croise les Indiens Yanomani de sinistre réputation, car encore anthropophages. Finalement Chaffajon parvient en haut d’un mont dans la sierra Parima,à 1400m d’altitude, là où serait la source de l’Orénoque et il y plante le drapeau français. Il baptise ce mont du nom du Président de la Société de Géographie, Ferdinand de Lesseps. En réalité ce sera un autre Français, Joseph Grelier qui identifiera, soixante cinq ans pus tard, les authentiques sources de l’Orénoque. Néanmoins, il était très près du but et à son retour en France en 1887, la société de Géographie de Paris lui décernera une médaille d’or pour ses travaux.

Après l’Amazonie, l’Extrême Orient

La vie de cet aventurier ne s’achève pas là. Il repart, mais cette fois vers l’Extrême Orient : Asie centrale, Sibérie, Manchourie et Corée. Peut-être désireux de développer l’industrie du caoutchouc qui s’est déplacée de l’Amazonie vers l’Inde (pour les Anglais) et l’Indochine (pour les Français), ruinant par la concurrence les plantations d’hévéas autour de Manaus, Il se lance dans des opérations commerciales et industrielles en Indochine.

Curieux personnage, qui en a toujours imposé à ceux qui l’ont côtoyé par sa puissance tranquille, son énergie intrépide tout autant que son autorité rassurante. A ce titre il aura pu incarner, pour la légende, le modèle d’un aventurier, entrepreneur, colonialiste paternel tels qu’on les concevait sous la IIIe République. Jean Chaffanjon comme tous ces aventuriers épris d’indépendance, de curiosité, d’aventure était cela, sans doute, mais tout autant un personnage hors normes qui a pu, on le comprend inspirer des vocations ou des romans, comme ceux de Jules Verne.

Une fin absurde et banale pour qui aura vécu tant d’aventures et bravé tant de dangers, tombant d’un bateau il s’est noyé…