Charles-Marie de La Condamine

La première descente scientifique de l’Amazone en 1743-1744

Le voyage de La Condamine ne ressemble pas aux expéditions des missionnaires, des jésuites, des conquistadores. En ce XVIIIe siècle, l’intérêt scientifique semble prendre le pas sur l’esprit de conquête. Mais l’un n’est jamais complètement désintéressé et l’autre, toujours sous-jacent. Une question agite le monde scientifique : la terre est-elle vraiment ronde ou plutôt aurait-elle la forme d’un « ellipsoïde aplati », comme le soutient Newton ? C'est-à-dire que le rayon équatorial serait alors plus long que le rayon polaire. A Paris, Cassini, célèbre astronome, défend la théorie inverse : la terre est ronde mais allongée vers les pôles. Pour trancher ce différent, reste donc à mesurer avec précision l’arc du méridien à l’Equateur. L’enjeu est clair, s’il s’agit de monter des expéditions vers le Nouveau Monde, dans les meilleures conditions possibles de navigation, il est nécessaire de disposer de cartes précises, qui seront autant d’atouts pour qui en aura l’usage : navigateurs, explorateurs, découvreurs de terres nouvelles… jusqu’à l’Océan Pacifique. D’autant que l’isthme de Panama, qui n’est pas encore traversé par un canal, est déjà connu et emprunté, il permet de passer hommes et cargaisons vers l’autre océan, lequel doit bien recéler d’autres richesses…

Mesurer la longueur du méridien à l’Equateur

Pour résoudre la question, l’Académie des Sciences décide d’envoyer deux expéditions. L’une vers le pôle nord, conduite par Maupertuis, l’autre sur la ligne équatoriale. Ce sera à Quito, ville située à l’époque au Pérou (aujourd’hui en Equateur). La mission, pour des raisons « politiques » comprendra Jean Godin des Odonnais, probablement parce qu’il est le neveu du trésorier de l’Académie des sciences et cousin germain de Louis Godin. C’est La Condamine, lui-même, qui propose ce nom, par stratégie, afin d’être sûr de faire partie de l’expédition, pour laquelle il investit, sur ses propres deniers, une somme de cent mille livres. Voltaire, ami personnel aurait, dit-on, fortement appuyé sa demande. L’expédition comprend dix savants de renom : Louis Godin, mathématicien, en sera le chef. Les autres sont Pierre Bouguer, mathématicien ; Joseph de Jussieu, naturaliste (frère des célèbres académiciens Bernard et Antoine de Jussieu) ; Couplet, aide-géographe ; Hugot, horloger ; Verguin , ingénieur ;  Morainville et Jean Godin des Odonnais , techniciens ; Seniergues, chirurgien et La Condamine qui a déjà effectué des explorations géographiques, avec Duguay-Trouin, sur la côte nord-africaine et en Asie Mineure.
Les savants atteignent Panama en passant l’isthme partie en bateau, le reste sur la terre ferme. Mais très vite des dissensions apparaissent au sein de l’équipe. La Condamine accompagné de Bouguer quitte le groupe dès son arrivée à Manta. Ils partent effectuer des mesures dans le désert de Manabi, et définissent la position exacte de cette côte située à l’endroit le plus occidental de l’Amérique du sud. La Condamine fait alors la rencontre de Vicente de Maldonado, explorateur et cartographe de l’Empire colonial espagnol, auprès duquel il recueille de précieuses informations sur la région. Alors que Bouguer rejoint Quito, La Condamine et Maldonado prennent un itinéraire inexploré le long du fleuve Esmeraldas. C’est là que La Condamine « découvre » le caoutchouc, utilisé depuis longtemps par les Aztèques. La Condamine écrira par la suite un Mémoire sur le caoutchouc. Il découvre également le platine, métal inconnu en Europe. L’ensemble de l’expédition se retrouve à Quito, mais tout semble se conjurer pour quelle échoue. Les savants apprennent que l’expédition envoyée au pôle a déjà terminé sa mission. Newton avait raison, la Terre est aplatie aux pôles, le rayon polaire est donc plus court que le rayon équatorial. Ensuite les autorités espagnoles voient d’un très mauvais œil les recherches de ces savants français et les soupçonnent de s’intéresser d’un peu trop près à ce territoire qui leur appartient. Par ailleurs le contexte n’est pas favorable, car la guerre a éclaté entre l’Espagne et l’Angleterre. Enfin, à Cuenca, le docteur Seniergues est assassiné pour avoir pris partie dans la vendetta qui opposait deux familles de la ville, les autres membres de l’expédition sont également pris à partie au cours de l’émeute qui s’ensuit. La Condamine apportera, lors de son retour à Paris, un certain nombre d’éclaircissements sur cet événement, contrairement à Bouguer, qui avait préféré le passer plus ou moins sous silence. Le différent entre La Condamine et Bouguer ne fait que s’accentuer. D’ailleurs Bouguer quittera dès qu’il le pourra l’Amérique du sud et, au cours d’une communication faite à Paris, tentera de s’attribuer tout le succès de l’expédition.
De son côté Morainville a disparu entre Quito et La Laguna, on ne le reverra jamais plus.
Outre Seniergues, Couplet et Hugot mourront, mais de mort naturelle.
Godin et Jussieu resteront longtemps en Amérique du sud et reviendront en France vieillis et malades.
Jean Godin des Odonnais, connut une destinée plus romanesque, quoique parfois tragique. A Riobamba, il fit la connaissance d’Isabel de Casa Mayor, alors âgée de treize ans. La famille d'Isabel était l'une des plus importantes de la région, son père, don Pedro de Casa Mayor, étant "corregidor" (vice-roi) de la province d'Otavalo et veuf d'une Péruvienne fortunée. Belle, cultivée, Isabel séduisit immédiatement Jean Godin, qui mit tout en œuvre pour obtenir sa main. Il l'épousa le 27 décembre 1741. Leurs trois premiers enfants décédèrent. En mars 1749, il partit seul rejoindre Cayenne où il obtint un poste dans l’administration de la colonie et s’occupa à la mise en valeur des terres. En 1769, vingt ans plus tard, Isabel qui venait de perdre sa fille, décide de rejoindre son mari à Cayenne. Au cours du voyage sur l’Amazone, alors dévasté par la variole, six autres membres de sa famille décèdent. Isabel, abandonnée par ses guides, ne devra son salut qu’à son courage, marchant huit jours à travers la forêt avant d’être accueillie dans une mission. Epuisée, elle parviendra enfin à rejoindre son mari à Cayenne.

Descendre l’Amazone

La Condamine, de son côté, parvient à quitter Cuenca en évitant une embuscade tendue par l’assassin de Seniergues. Il rejoint Maldonado à La Laguna, et tous deux entreprennent la descente du fleuve Amazone jusqu’à l’océan. La Condamine dispose, pour ce voyage d’un document précieux. Avec les jésuites de Quito, il a eu accès à des archives jalousement gardées, comme la première carte de l’Amazone dressé par le père Fritz, dont il a pu prendre une copie. Ce fleuve porte d’abord le nom de Maranon, du nom d’un capitaine espagnol. Le nom d’ « Amazone » fut donné, on le sait, par Francisco de Orellana qui avait atteint le grand fleuve à partir d’un affluent, le Napo. Le père Carjaval, qui relate ce voyage, raconte qu’Orellana ayant dû combattre contre des femmes guerrières, avait baptisé le fleuve « Rivière des amazones ». La Condamine, descendant les Andes vers l’est, atteint un affluent qui le conduit vers le Maranon, puis l’Amazone. Il descend le fleuve sur un radeau, et à la suite d’Orellana, il s’interroge sur l’existence des fameuses amazones. Il ne doute pas de leur existence et interroge Indiens et missionnaires sur leur présence :
« Il faut d’abord remarquer que tous les témoignages que je viens de rapporter s’accordent en gros sur le fait des Amazones. Mais ce qui ne mérite pas moins d’attention, c’est que ces relations divergent quant au lieu de leur retraite. Toutes ces direction différentes concourent à placer un lieu commun dans les montagnes au centre de la Guyane ».
Voyant un jour deux femmes s’enfuir dans la forêt, il est persuadé qu’il s’agit des Amazones. Humbolt essaiera de démythifier cette légende « C’est dans les luttes sanglantes que les femmes Caribes, après la mort de leurs maris, se défendirent avec un tel désespoir qu’on les prit… pour des Amazones » (Voyages dans l’Amérique équinoxiale).
La curiosité de La Condamine ne s’arrête pas là. L’observation des flèches empoisonnées lui fait découvrir le curare :
« Les Yameos sont forts adroits à faire de longues sarbacanes qui font l’arme de chasse la plus ordinaire des Indiens. Ils trempent la pointe des flèches dans un poison si actif que, quand il est récent, il tue en moins d’une minute l’animal. Il n’y a aucun danger [à manger l’animal], ce venin n’agit que quand il est mêlé avec du sang. Le contrepoison est le sel, [Henri Coudreau, atteint par des flèches empoisonnées utilisera, lui aussi, du sel pour soigner ses blessures] et plus surement le sucre. Je parlerai en son lieu des expériences que j’en ai faites à Cayenne [sur des poules] ».
Il s’intéresse au quinquina, dont on extrait la quinine et qui sert déjà de remède contre le paludisme. Il décrit des espèces animales inconnues : dauphin d’eau douce et lamantin. Les plantes médicinales le passionnent et il en rapportera quantité en France ainsi que de la gomme d’hévéa qui sert à fabriquer le caoutchouc. Parvenu au confluent de l’Amazone et du rio Negro, il enquête sur la communication possible de l’Amazone avec l’Orénoque. Communication connue dès le XVIIe siècle mais niée par les cartographes du XVIIIe. Humbolt pourra vérifier l’hypothèse de la communication des bassins de l’Amazone avec l’Orénoque par le Casiquiare, lors de son voyage au Vénézuela.
Il décrit les mœurs et les coutumes des Indiens qu’il rencontre, leur langue.
Comme tous les explorateurs, il est fasciné par la légende de l’Eldorado et du lac Parimé :
« Les Manaos tiraient de l’or de l’Yquiari et en faisaient de petites lames : voilà les faits, qui ont pu, à l’aide de l’exagération, donner lieu à la fable de la ville de Manoa et du lac doré ».
Il n'oublie pas non plus d'étudier l'inoculation de la petite vérole, méthode utilisée par les Indiens du Para (Brésil) pour prévenir cette maladie (engagé en 1719 lors de la guerre contre Philippe V d'Espagne, il avait attrapé la petite vérole, il en avait gardé les stigmates et était très sensibilisé au traitement de cette maladie). A Cayenne, il complète des mesures géodésiques pour corriger des cartes trop approximatives et entreprend un certain nombre d’expériences concernant le caoutchouc, le curare et la longueur du pendule qui bat la seconde (la durée d’oscillation n’est pas la même à l’Équateur qu’à Paris, pour mesurer, avec précision le temps on inventera, par la suite les montres à ressort).
Les travaux de La Condamine sont ainsi nombreux et touchent plusieurs disciplines scientifiques, sans oublier qu’il dressera une carte très précise du cours de l’Amazone.

La Condamine – Bouguer, la polémique reprend de plus belle

Par Cayenne, il rejoint la France où il retrouve son collègue et rival Pierre Bouguer qui avait présenté,  comme officiels ses propres calculs, sans attendre le retour de La Condamine. La querelle entre les deux hommes ne fera que s’exacerber, chacun voulant s’attribuer les résultats des travaux de l’expédition. La polémique ne prendra fin qu’avec la mort de Bouguer en 1758. Le bilan de l’expédition se solde néanmoins par un échec dans la mesure où le groupe n’a jamais su trouver la cohésion nécessaire à tout travail scientifique.

Le 28 avril 1745, La Condamine exposera brillamment son travail devant L’Académie des Sciences. Son talent d’orateur, ses ouvrages, ses relations feront que, pour l’Histoire, seul son nom restera associé à l’expédition. D’autant qu’après le décès de Bouguer, il reste le seul survivant de l’expédition : Jussieu a perdu la mémoire depuis 1758 et ne rentrera en France, aveugle et paralysé, que pour y mourir en 1779.
Godin, chef de l’expédition, après avoir vécu misérablement au Brésil, radié de l’Académie, reviendra en Espagne puis en France comme un exilé. Il a perdu sa femme et ses deux enfants, ses écrits ne seront jamais publiés. Il meurt en 1760.

En 1757, La Condamine profite d'un voyage en Italie pour obtenir du pape, l'autorisation de se marier avec une de ses nièces. Mais il est fatigué ayant contracté la malaria sur l’Amazone.
En 1760, il est reçu à l'Académie Française. Il meurt le 4 février 1774.